Part 9 (1/2)
L'abbe vivait sombre et seul, dans une pet.i.te chambre qu'il occupait a l'extremite de la maison, ce qu'on appelait le Vieux College.
Personne n'entrait jamais chez lui, excepte ses deux freres, deux mechants vauriens qui etaient dans mon etude et dont il payait l'education....
Le soir, quand on traversait les cours pour monter au dortoir, on apercevait, la-haut, dans les batiments noirs et ruines du vieux college, une pet.i.te lueur pale qui veillait: c'etait la lampe de l'abbe Germane. Bien des fois aussi, le matin, en descendant pour l'etude de six heures, je voyais, a travers la brume, la lampe bruler encore; l'abbe Germane ne s'etait pas couche.... On disait qu'il travaillait a un grand ouvrage de philosophie.
Pour ma part, meme avant de le connaitre, je me sentais une grande sympathie pour cet etrange abbe. Son horrible et beau visage, tout resplendissant d'intelligence, m'attirait. Seulement on m'avait tant effraye par le recit de ses bizarreries et de ses brutalites que je n'osais pas aller vers lui. J'y allai cependant, et pour mon bonheur.
Voici dans quelles circonstances....
Il faut vous dire qu'en ce temps-la j'etais plonge jusqu'au cou dans l'histoire de la philosophie.... Un rude travail pour le pet.i.t Chose!
Or, certain jour, l'envie me vint de lire Condillac. Il me fallait un Condillac coute que coute. Malheureus.e.m.e.nt la bibliotheque du college en etait absolument depourvue, et les libraires de Sarlande ne [54]
tenaient pas cet article-la. Je resolus de m'adresser a l'abbe Germane.
Ses freres m'avaient dit que sa chambre contenait plus de deux mille volumes, et je ne doutais pas de trouver chez lui le livre de mes reves.
Mais ce diable d'homme m'epouvantait, et pour me decider a monter a son reduit ce n'etait pas trop de tout mon amour pour M. de Condillac.
En arrivant devant la porte, mes jambes tremblaient de peur....
Je frappai deux fois tres doucement....
- Entrez! repondit une voix de t.i.tan.
Le terrible abbe Germane etait a.s.sis a califourchon sur une chaise ba.s.se, les jambes etendues, la soutane retroussee et laissant voir de gros muscles qui saillaient vigoureus.e.m.e.nt dans des bas de soie noire.
Accoude sur le dossier de sa chaise, il lisait un in-folio a tranches rouges, et fumait une pet.i.te pipe courte et brune, de celles qu'on appelle ”brule-gueule”.
- C'est toi! me dit-il en levant a peine les yeux de dessus son in-folio.... Bonjour! Comment vas-tu?... Qu'est-ce que tu veux?
Le tranchant de sa voix, l'aspect severe de cette chambre tap.i.s.see de livres, la facon cavaliere dont il etait a.s.sis, cette pet.i.te pipe qu'il tenait aux dents, tout cela m'intimidait beaucoup.
Je parvins cependant a expliquer tant bien que mal l'objet de ma visite et a demander le fameux Condillac.
- Condillac! tu veux lire Condillac! me repondit l'abbe Germane en souriant. Quelle drole d'idee!... Est-ce que tu n'aimerais pas mieux fumer une pipe avec moi? Decroche-moi ce joli calumet qui est pendu la-[55] bas, contre la muraille, et allume-le...; tu verras, c'est bien meilleur que tous les Condillac de la terre.
Je m'excusai du geste, en rougissant.
- Tu ne veux pas?... A ton aise, mon garcon.... Ton Condillac est la-haut, sur le troisieme rayon a gauche... tu peux l'emporter; je te le prete. Surtout ne le gate pas, ou je te coupe les oreilles.
J'atteignis le Condillac sur le troisieme rayon a gauche, et je me disposais a me retirer; mais l'abbe me retint.
- Tu t'occupes donc de philosophie? me dit-il en me regardant dans les yeux.... Est-ce que tu y croirais, par hasard?... Des histoires, mon cher, de pures histoires!... Et dire qu'ils ont voulu faire de moi un professeur de philosophie! Je vous demande un peu!... Enseigner quoi? zero, neant.... Ils auraient pu tout aussi bien, pendant qu'ils y etaient, me nommer inspecteur general des etoiles ou controleur des fumees de pipe.... Ah! misere de moi! Il faut faire parfois de singuliers metiers pour gagner sa vie.... Tu en connais quelque chose, toi aussi, n'est-ce pas?.... Oh! tu n'as pas besoin de rougir. Je sais que tu n'es pas heureux, mon pauvre pet.i.t pion, et que les enfants te font une rude existence.
Ici l'abbe Germane s'interrompit un moment. Il paraissait tres en colere et secouait sa pipe sur son ongle avec fureur. Moi, d'entendre ce digne homme s'apitoyer ainsi sur mon sort, je me sentais tout emu, et j'avais mis le Condillac devant mes yeux, pour dissimuler les grosses larmes dont ils etaient remplis.
Presque Aussitot l'abbe reprit:
- A propos! j'oubliais de te demander.... Aimes-[56] tu le bon Dieu?...
Il faut l'aimer, vois-tu! mon cher, et avoir confiance en lui, et le prier ferme; sans quoi tu ne t'en tireras jamais....
Aux grandes souffrances de la vie je ne connais que trois remedes: le travail, la priere et la pipe, la pipe de terre, tres courte, souviens-toi de cela.... Quant aux philosophes, n'y compte pas; ils ne te consoleront jamais de rien. J'ai pa.s.se par la, tu peux m'en croire.
- Je vous crois, monsieur l'abbe.
- Maintenant, va-t'en, tu me fatigues.... Quand tu voudras des livres, tu n'auras qu'a venir en prendre. La clef de ma chambre est toujours sur la porte, et les philosophes toujours sur le troisieme rayon a gauche....
Ne me parle plus.... Adieu!