Part 2 (2/2)

Dans les archives de la maison Eyssette, nous appelons cela ”la scene de la cruche”.

Il y avait environ deux mois que nous etions a Lyon, lorsque nos parents songerent a nos etudes. Un ami de la famille, recteur d'universite dans le Midi, ecrivit un jour a mon pere que, s'il voulait une bourse d'externe au college de Lyon pour un de ses fils, on pourrait lui en avoir une.

- Ce sera pour Daniel, dit M. Eyssette.

- Et Jacques? dit ma mere.

- Oh! Jacques! je le garde avec moi; il me sera tres utile.

D'ailleurs je m'apercois qu'il a du gout pour le commerce.

Nous en ferons un negociant.

De bonne foi, je ne sais comment, M. Eyssette avait pu s'apercevoir que Jacques avait du gout pour le commerce. En ce temps-la, le pauvre garcon n'avait du gout que pour les larmes, et si on l'avait consulte....

Mais on ne le consulta pas, ni moi non plus.

Ce qui me frappa d'abord, a mon arrivee au college, c'est que j'etais le seul avec une blouse. A Lyon, les fils de riches ne portent pas de blouses; il n'y a que les [17] enfants de la rue, les _gones_, comme on dit. Moi, j'en avais une, une pet.i.te blouse a carreaux que datait de la fabrique; j'avais une blouse, j'avais l'air d'un gone....

Quand j'entrai dans la cla.s.se; les eleves ricanerent. On disait: ”Tiens!

il a une blouse!” Le professeur fit la grimace et tout de suite me prit en aversion. Depuis lors, quand il me parla, ce fut toujours du bout des levres, d'un air meprisant. Jamais il ne m'appela par mon nom; il disait toujours: ”Eh! vous, la-bas, le pet.i.t Chose!” Je lui avais dit pourtant plus de vingt fois que je m'appelais Daniel Ey-sset-te.... A la fin mes camarades me surnommerent ”le pet.i.t Chose,” et le surnom me resta....

Ce n'etait pas seulement ma blouse qui me distinguait des autres enfants.

Les autres avaient de beaux cartables en cuir jaune, des encriers de buis qui sentaient bon, des cahiers cartonnes, des livres neufs avec beaucoup de notes dans le bas; moi, mes livres etaient de vieux bouquins achetes sur les quais, moisis, fanes, sentant le rance; les couvertures etaient toujours en lambeaux, quelquefois il manquait des pages. Jacques faisait bien de son mieux pour me les relier avec du gros carton et de la colle forte; mais il mettait toujours trop de colle, et cela puait.

Il m'avait fait aussi un cartable avec une infinite de poches, tres commode, mais toujours trop de colle. Le besoin de coller et de cartonner etait devenu chez Jacques une manie comme le besoin de pleurer. Il avait constamment devant le feu un tas de pet.i.ts pots de colle et, des qu'il pouvait s'echapper du magasin un moment, il collait, reliait, cartonnait.

Le reste du [18] temps, il portait des paquets en ville, ecrivait sous la dictee, allait aux provisions,-le commerce enfin.

Quant a moi, j'avais compris que, lorsqu'on est boursier, qu'on porte une blouse, qu'on s'appelle ”le pet.i.t Chose”, il faut travailler deux fois plus que les autres pour etre leur egal, et ma foi! le pet.i.t Chose se mit a travailler de tout son courage.

Brave pet.i.t Chose! Je le vois, en hiver, dans sa chambre sans feu, a.s.sis a sa table de travail, les jambes enveloppees d'une couverture.

Au dehors le givre fouettait les vitres. Dans le magasin, on entendait M. Eyssette qui dictait.

- J'ai recu votre honoree du 8 courant.

Et la voix pleurarde de Jacques qui reprenait:

- J'ai recu votre honoree du 8 courant.

De temps en temps la porte de la chambre s'ouvrait doucement: c'etait Mme Eyssette qui entrait. Elle s'approchait du pet.i.t Chose sur la pointe des pieds. Chut!...

- Tu travailles? lui disait-elle tout bas.

- Oui, mere.

- Tu n'as pas froid?

- Oh! non!

Le pet.i.t Chose mentait, il avait bien froid, au contraire.

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