Part 2 (1/2)
Sans le vouloir on en ecrasait. Pouah! Annou en avait deja tue beaucoup; mais plus elle en tuait, plus il en venait. Elles arrivaient par le trou de l'evier, on boucha le trou de l'evier; mais le lendemain soir elles revinrent par un autre endroit, on ne sait d'ou.
Il fallut avoir un chat expres pour les tuer, et toutes les nuits c'etait dans la cuisine une effroyable boucherie.
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Les babarottes me firent har Lyon des le premier soir.
Le lendemain, ce fut bien pis. Il fallait prendre des habitudes nouvelles; les heures des repas etaient changees....
Le dimanche, pour nous egayer un peu, nous allions nous promener en famille sur les quais du Rhone, avec des parapluies.... Ces promenades de famille etaient lugubres. M. Eyssette grondait, Jacques pleurait tout le temps, moi je me tenais toujours derriere; je ne sais pas pourquoi, j'avais honte d'etre dans la rue, sans doute parce que nous etions pauvres.
Au bout d'un mois la vieille Annou tomba malade. Les brouillards la tuaient; on dut la renvoyer dans le Midi. Cette pauvre fille, qui aimait ma mere a la pa.s.sion, ne pouvait pas se decider a nous quitter.
Elle suppliait qu'on la gardat, promettant de ne pas mourir. Il fallut l'embarquer de force. Arrivee dans le Midi, elle s'y maria de desespoir.
Annou partie, on ne prit pas de nouvelle bonne, ce qui me parut le comble de la misere.... La femme du concierge montait faire le gros ouvrage; ma mere, au feu des fourneaux, calcinait ses belles mains blanches que j'aimais tant a embra.s.ser; quant aux provisions, c'est Jacques qui les faisait. On lui mettait un grand panier sous le bras, en lui disant: ”Tu acheteras ca et ca”; et il achetait ca et ca tres bien, toujours en pleurant, par exemple.
Pauvre Jacques! il n'etait pas heureux, lui non plus. M. Eyssette, de le voir eternellement la larme a l'il, avait fini par le prendre en grippe et l'abreuvait de taloches.... On entendait tout le jour: ”Jacques, tu es un butor! Jacques, tu es un ane!” Le fait est [15] que, lorsque son pere etait la, le malheureux Jacques perdait tous ses moyens.
Les efforts qu'il faisait pour retenir ses larmes le rendaient laid.
M. Eyssette lui portait malheur. ecoutez la scene de la cruche:
Un soir, au moment de se mettre a table, on s'apercoit qu'il n'y a plus une goutte d'eau dans la maison.
- Si vous voulez, j'irai en chercher, dit ce bon enfant de Jacques.
Et le voila qui prend la cruche, une grosse cruche de gres.
M. Eyssette hausse les epaules:
- Si c'est Jacques qui y va, dit-il, la cruche est ca.s.see, c'est sur.
- Tu entends, Jacques,-c'est Mme Eyssette qui parle avec sa voix tranquille,-tu entends, ne la ca.s.se pas, fais bien attention.
M. Eyssette reprend:
- Oh! tu as beau lui dire de ne pas la ca.s.ser, il la ca.s.sera tout de meme.
Ici, la voix eploree de Jacques:
- Mais enfin, pourquoi voulez-vous que je la ca.s.se?
- Je ne veux pas que tu la ca.s.ses, je te dis que tu la ca.s.seras, repond M. Eyssette, et d'un ton qui n'admet pas de replique.
Jacques ne replique pas; il prend la cruche d'une main fievreuse et sort brusquement avec l'air de dire:
- Ah! je la ca.s.serai? Eh bien, nous allons voir!
Cinq minutes, dix minutes se pa.s.sent; Jacques ne revient pas. Mme Eyssette commence a se tourmenter:
- Pourvu qu'il ne lui soit rien arrive!
- Parbleu! que veux-tu qu'il lui soit arrive? dit [16] M. Eyssette d'un ton bourru. Il a ca.s.se la cruche et n'ose plus rentrer.
Mais tout en disant cela,-avec son air bourru, c'etait le meilleur homme du monde,-il se leve et va ouvrir la porte pour voir un peu ce que Jacques etait devenu. Il n'a pas loin a aller, Jacques est debout sur le palier, devant la porte, les mains vides, silencieux, petrifie.
En voyant M. Eyssette, il palit, et d'une voix navrante et faible, oh! si faible: ”Je l'ai ca.s.see”, dit-il.... Il l'avait ca.s.see!...