Part 17 (1/2)

XII

L'ONCLE BAPTISTE

Un singulier type d'homme que cet oncle Baptiste, le frere de Mme Eyssette!

Ni bon ni mechant, marie de bonne heure a un grand gendarme de femme avare et maigre qui lui faisait peur, ce vieil enfant n'avait [101] qu'une pa.s.sion au monde: la pa.s.sion du coloriage. Depuis quelque quarante ans il vivait entoure de G.o.dets, de pinceaux, de couleurs, et pa.s.sait son temps a colorier des images de journaux ill.u.s.tres. La maison etait pleine de vieilles _Ill.u.s.trations!_ de vieux _Charivaris!_ de vieux _Magasins pittoresques!_ de cartes geographiques! tout cela fortement enlumine.

Meme dans ses jours de disette, quand la tante lui refusait de l'argent pour acheter des journaux a images, il arrivait a mon oncle de colorier des livres. Ceci est historique: j'ai tenu dans mes mains une grammaire espagnole que mon oncle avait mis en couleurs d'un bout a l'autre, les adjectifs en bleu, les substantifs en rose, etc....

C'est entre ce vieux maniaque et sa feroce moitie que Mme Eyssette etait obligee de vivre depuis six mois. La malheureuse femme pa.s.sait toutes ses journees dans la chambre de son frere, a.s.sise a cote de lui et s'ingeniait a etre utile. Elle essuyait les pinceaux, mettait de l'eau dans les G.o.dets.... Le plus triste, c'est que, depuis notre ruine, l'oncle Baptiste avait un profond mepris pour M. Eyssette, et que du matin au soir la pauvre mere etait cond.a.m.nee a entendre dire: ”Eyssette n'est pas serieux!

Eyssette n'est pas serieux!” Ah! le vieil imbecile! il fallait voir de quel air sentencieux et convaincu il disait cela, en coloriant sa grammaire espagnole! Depuis j'en ai souvent rencontre dans la vie, de ces hommes soi-disant tres graves, qui pa.s.saient leur temps a colorier des grammaires espagnoles et trouvaient que les autres n'etaient pas serieux.

Tous ces details sur l'oncle Baptiste et l'existence lugubre que Mme Eyssette menait chez lui, je ne les [102] connus que plus tard; pourtant, des mon arrivee dans la maison, je compris que, quoi qu'elle en dit, ma mere ne devait pas etre heureuse.... Quand j'entrai, on venait de se mettre a table pour le diner. Mme Eyssette bondit de joie en me voyant, et, comme vous pensez, elle embra.s.sa son pet.i.t Chose de toutes ses forces.

Cependant la pauvre mere avait l'air genee; elle parlait peu, -toujours sa pet.i.te voix douce et tremblante, les yeux dans son a.s.siette.

Elle faisait peine a voir avec sa robe etriquee et toute noire.

L'accueil de mon oncle et de ma tante fut tres froid. Ma tante me demanda d'un air effraye si j'avais dine. Je me hatai de repondre que oui....

La tante respira; elle avait tremble un instant pour son diner.

Joli, le diner! des pois chiches et de la morue.

L'oncle Baptiste, lui, me demanda si nous etions en vacances....

Je repondis que je quittais l'Universite, et que j'allais a Paris rejoindre mon frere Jacques, qui m'avait trouve une bonne place.

J'inventai ce mensonge pour ra.s.surer la pauvre Mme Eyssette sur mon avenir, et puis aussi pour avoir l'air serieux aux yeux de mon oncle.

En apprenant que le pet.i.t Chose avait une bonne place, la tante Baptiste ouvrit de grands yeux.

- Daniel, dit-elle, il faudra faire venir ta mere a Paris....

La pauvre chere femme s'ennuie loin de ses enfants; et puis, tu comprends! c'est une charge pour nous, et ton oncle ne peut pas toujours etre _la vache a lait_ de la famille.

- Le fait est, dit l'oncle Baptiste, la bouche pleine, que je suis _la vache a lait_....

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Cette expression de _vache a lait_ l'avait ravi, et il la repeta plusieurs fois avec la meme gravite....

Le diner fut long, comme entre vieilles gens. Ma mere mangeait peu, m'adressait quelques paroles et me regardait a la derobee; ma tante la surveillait.

- Vois ta sur! disait-elle a son mari, la joie de retrouver Daniel lui coupe l'appet.i.t. Hier elle a pris deux fois du pain, aujourd'hui une fois seulement.

Ah! chere madame Eyssette! comme j'aurais voulu vous emporter ce soir-la, comme j'aurais voulu vous arracher a cette impitoyable vache a lait, et a son epouse; mais, helas! je m'en allais au hasard moi-meme, ayant juste de quoi payer ma route, et je pensais bien que la chambre de Jacques n'etait pas a.s.sez grande pour nous tenir tous les trois.

Encore si j'avais pu vous parler, vous embra.s.ser a mon aise; mais non!

On ne nous laissa pas seuls une minute.... Rappelez-vous: tout de suite apres diner l'oncle se remit a sa grammaire espagnole, la tante essuyait son argenterie, et tous deux ils nous epiaient du coin de l'il....

L'heure du depart arriva, sans que nous eussions rien pu nous dire.

Aussi le pet.i.t Chose avait le cur bien gros, quand il sort.i.t de chez l'oncle Baptiste; et en s'en allant, tout seul, dans l'ombre de la grande avenue qui mene au chemin de fer, il se jura deux ou trois fois tres solennellement de se conduire desormais comme un homme et de ne plus songer qu'a reconstruire le foyer.

NOTES

_t.i.tle_. Le Pet.i.t Chose, 'Little What's-his-name,' or 'Little What-do-you-call-him': so also _Monsieur Chose, Madame Chose_.