Part 15 (1/2)
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Cette lettre terminee, le pet.i.t Chose en commence tout de suite une autre ainsi concue:
”Monsieur l'abbe, je vous prie de faire parvenir a mon frere Jacques la lettre que je laisse pour lui. En meme temps vous couperez de mes cheveux, et vous en ferez un pet.i.t paquet pour ma mere.
”Je vous demande pardon du mal que je vous donne. Je me suis tue parce que j'etais trop malheureux ici. Vous seul, monsieur l'abbe, vous etes toujours montre tres bon pour moi. Je vous en remercie.
DANIEL EYSSETTE.”
Apres quoi le pet.i.t Chose met cette lettre et celle de Jacques sous une meme grande enveloppe, avec cette suscription: ”La personne qui trouvera la premiere mon cadavre est priee de remettre ce pli entre les mains de l'abbe Germane.” Puis, toutes ses affaires terminees, il attend tranquillement la fin de l'etude.
L'etude est finie. On soupe, on fait la priere, on monte au dortoir.
Les eleves se couchent; le pet.i.t Chose se promene de long en large, attendant qu'ils soient endormis. Voici maintenant M. Viot qui fait sa ronde; on entend le cliquetis mysterieux de ses clefs et le bruit sourd de ses chaussons sur le parquet.-”Bonsoir, monsieur Viot!” murmure le pet.i.t Chose.-”Bonsoir, monsieur!” repond a voix ba.s.se le surveillant; puis il s'eloigne, ses pas se perdent dans le corridor.
Le pet.i.t Chose est seul. Il ouvre la porte doucement et s'arrete un instant sur le palier pour voir si les [90] eleves ne se reveillent pas; mais tout est tranquille dans le dortoir.
Alors il descend, il se glisse a pet.i.ts pas dans l'ombre des murs.
La tramontane souffle tristement par-dessous les portes. Au bas de l'escalier, en pa.s.sant devant le peristyle, il apercoit la cour blanche de neige, entre ses quatre grands corps de logis tout sombres.
La-haut, pres des toits, veille une lumiere: c'est l'abbe Germane qui travaille a son grand ouvrage. Du fond de son cur le pet.i.t Chose envoie un dernier adieu, bien sincere a ce bon abbe; puis il entre dans la _salle_....
Le vieux gymnase de l'ecole de marine est plein d'une ombre froide et sinistre. Par les grillages d'une fenetre un peu de lune descend et vient donner en plein sur le gros anneau de fer,-oh! cet anneau, le pet.i.t Chose ne fait qu'y penser depuis des heures,-sur le gros anneau de fer qui reluit comme de l'argent.... Dans un coin de la _salle_ un vieil escabeau dormait. Le pet.i.t Chose va le prendre, le porte sous l'anneau, et monte dessus; il ne s'est pas trompe, c'est juste a la hauteur qu'il faut.
Alors il detache sa cravate, une longue cravate en soie violette qu'il porte chiffonnee autour de son cou, comme un ruban. Il attache la cravate a l'anneau et fait un nud coulant.... Une heure sonne. Allons! il faut mourir.... Avec des mains qui tremblent le pet.i.t Chose ouvre le nud coulant. Une sorte de fievre le transporte. Adieu, Jacques! Adieu, Mme Eyssette!...
Tout a coup un poignet de fer s'abat sur lui. Il se sent saisi par le milieu du corps et plante debout sur ses pieds, au bas de l'escabeau.
En meme temps une voix [91] rude et narquoise, qu'il connait bien, lui dit: ”En voila une idee, de faire du trapeze a cette heure!”
Le pet.i.t Chose se retourne, stupefait.
C'est l'abbe Germane, l'abbe Germane sans sa soutane, en culotte courte, avec son rabat flottant sur son gilet. Sa belle figure laide sourit tristement, a demi eclairee par la lune.... Une seule main lui a suffi pour mettre le suicide par terre; de l'autre main il tient encore sa carafe, qu'il vient de remplir a la fontaine de la cour.
De voir la tete effaree et les yeux pleins de larmes du pet.i.t Chose, l'abbe Germane a cesse de sourire, et il repete, mais cette fois d'une voix douce et presque attendrie:
- Quelle drole d'idee, mon cher Daniel, de faire du trapeze a cette heure!
Le pet.i.t Chose est tout rouge, tout interdit.
- Je ne fais pas du trapeze, monsieur l'abbe, je veux mourir.
- Comment!... mourir?... Tu as donc bien du chagrin?
- Oh!... repond le pet.i.t Chose avec de grosses larmes brulantes qui roulent sur ses joues.
- Daniel, tu vas venir avec moi, dit l'abbe.
Le pet.i.t Daniel fait signe que non et montre l'anneau de fer avec la cravate.... L'abbe Germane le prend par la main: ”Voyons! monte dans ma chambre; si tu veux te tuer, eh bien! tu te tueras la-haut: il y a du feu, il fait bon.”
Mais le pet.i.t Chose resiste: ”Laissez-moi mourir, monsieur l'abbe.
Vous n'avez pas le droit de m'empecher de mourir.”
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